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lm einer kleinen Konditorei

 

nous étions deux, bei Kuchen und Thee, tu ne prononçais pas un mot, pas un seul mot, mais c’était un silence si plein que je te comprenais, et le piano électrique, das Elektrischeklavier, jouait si doux un air d’amour douloureux et de nostalgie. Mélodie allemande, ô mon vieil ami Wim, que nous allions fredonnant dans les bars ombreux de Deventer, quand tu aimais Johanna la métisse aux yeux verts séquestrée loin des rives de l’Ijssel, et que j’aimais Virginia évanouie dans les rues inimaginables de Capetown. Capetown ! La seule évocation de cette ville mythique embarque l’âme incorrigiblement romanesque de l’homme qui écrit dans des circumnavigations fulgurantes d’où son corps prisonnier des galères de l’illusion se réveille meurtri, flagellé, brisé. Peste ! L’adolescence est une maladie incurable à laquelle l’intéressé ne survivra pas. L’homme qui écrit peut aussi mourir de faim, mais on ne meurt que d’amour. L’homme qui écrit se nourrit du sang des mots, de l’hémorragie des phrases qu’il rumine et crache avec délice, avec dégoût. Une sanglante bile s’échappe de ses lèvres qu’assèchent l’amertume et l’abandon. Il glapit : j’ai le cœur cisaillé ! Et son rire emplit le logement terne, un rire sidérurgique, tranchant comme un kriss de Selangor, comme une échéance bancaire, comme un éclatement de banquise, comme un patin de jeune haguenoise au retour du voyage à Gouda sur la glace des canaux quand son élu refuse la pipe en terre qu’elle lui rapporte intacte, ô honte, ô tristesse, nous n’irons plus à Gouda les pipes sont cassées, encore un verre, Gil, een borreltje, een ouwe klaar, un vieux clair de Schiedam, un Bokma râpeux et nous entonnerons dans la nuit tayloriste toutes les complaintes que nous savons en traversant la ville du Sud au Nord et d’Est en Ouest, et nous nous coucherons au bout du Welle, la lune en guise de lampe de chevet, l’eau lente pour seule compagne, nous nous étendrons les yeux grands ouverts sous la nielle qui perclut nos épaules et le vent qui blanchit nos chevelures.

 

Nous longeons le Singel illuminé. C’est un autre soir, un soir d’avant les désespoirs. Dans le grand parc où la pièce d’eau s’encombre de barques fleuries sous les projecteurs tamisés, la foule promène une imperturbable dignité de foule néerlandaise. Dans cette foule, quelque part, il y a Virginia, Virginia que je n’ai pas vue depuis trois semaines, Virginia dont le souvenir a entretenu mes insomnies pendant ces trois semaines sous la tente, entre les hérissements de genévriers de l’Oldebroekse Heide, quelle timidité m’empêchait de me précipiter sur la route de Deventer, de l’appeler, de lui crier que je l’aime, de danser avec elle, de partir, loin, vers le Nord lustral où sa blondeur de fée l’attire, vers la lumière du Nord qui doit fabuleusement jouer de sa peau diaphane, mouler ses hanches précises, Virginia parmi les sapins du fjord, Virginia sacrifiant à la petite sirène d’Oslo, Virginia nue et blanche et l’étonnement ravi de ses grands yeux de mer baltique au seuil de la chambre d’une maison de bois chantante sous le vent moutonnant de l’été Scandinave, Virginia la vierge des légendes du Nord, la fille des lointains Elseneur, Virginia, je n’embrasserai pas tes seins, je n’entourerai pas la taille de Virginia de mes deux mains qui trembleraient de la trouver captive, Virginia.

 

— C’est Virginia que tu cherches, non ? fait Wim à mon oreille.

— Comment le sais-tu ?

— Je sais. J’ai vu Martin tout à l’heure. Elle aussi te court après. Elle part demain.

— God !

 

La foule compacte, immense, pesante, et ce labyrinthe. Jan, viens boire un verre ! C’est Kees. Je ne veux pas. Virginia, il faut que je te retrouve. Kees m’entraîne, il est ivre. Comment me débarrasser de lui ? Une escouade d’amateurs s’agglutine autour de nous. Une rousse : Jan, tu n’es pas chic, viens me faire danser. Je m’enfuis. Virginia. Je bouscule des mères de famille scandalisées, des fonctionnaires chapeautés de noir, la nuit s’avance, j’ai parcouru toutes les allées, elle était là voici dix minutes à peine tu la trouveras peut-être au kiosque, les musiciens remballent leurs instruments, des amoureux main dans la main cherchent leur bicyclette, la fête agonise, je tourne en rond dans ce parc dément où les projecteurs un à un s’éteignent me condamnant à la nuit, la nuit m’investit, je deviens la nuit, je suis ce parc plongé dans la ténèbre, cette eau noire de l’étang déserté, je suis l’encre indélébile coulant des feuillages, et le ciel a perdu les étoiles. Il commence à pleuvoir.

 

Au Bar Parisien, le pianiste me fait signe. Il me cède sa place et je joue Night in Tunisia, pour personne, pour moi, pour lui qui a compris sans poser de questions, ensuite il prélude les premiers arpèges des Feuilles mortes, et je chante les Feuilles mortes, nous nous regardons tristement, le pianiste et moi, tandis que les traînards gavés d’alcool réclament en bredouillant le Jordaan, l’air du Jourdain d’Amsterdam, il faut patauger dans le Jourdain, nageurs morts, suivrons-nous d’ahan, patauger, barboter parmi les ivrognes mystiques, le Jourdain ballotte les déchets de l’univers, les poissons morts au ventre vert, le Jourdain clapote autour du piano solitaire, à moi les forçats de la terre, les invertébrés des comptoirs, les glauques pour l’abattoir, voici Sarry Marees et la fille près du moulin, et votre putain de Jourdain, les michés peuvent sortir le chapeau farci de refrains, et nous restons seuls, mon pote le pianiste et moi, l’œil vitreux, la mèche lourde, le nez dans notre verre, tirez sur nous à bout portant, tueurs mélancoliques, tirez donc, Virginia, toutes les Virginia d’Afrique et d’Amérique, tirez avec l’arme précise de vos yeux pers pervers percutants, tirez sur les pianistes tartinés de sentiment, mais surtout, mais de grâce, ne cassez pas le cruchon de terre cuite où le genièvre prépare les voies misérables de l’oubli.

 

Ensuite ce fut Leyde et les prodigieuses beuveries chez Madame, Amsterdam et les noubas de la Sarphati Straat, et les querelles avinées des matelots vrais ou faux dans les bouges à la lumière orange, la langue gorgée d’épices, les mains frôleuses des pseudo-Balinaises aux seins si doux, HOE KOMT MEN NAAR BALI ? Comment irons-nous à Bali ? Adressez-vous à l’Association officielle du Tourisme aux Indes néerlandaises ! Bali, le pays des merveilles tu parles, sur les prospectus on voit la femme-enfant brune à la poitrine Tonde et ferme, les mamelons pointés mauves dans ton regard, les fruits multicolores du panier qui la déhanche, hoe komt men naar Bah ?

 

Kasiang si patokaan

matigo tigo gorokan sajang

— Cette chanson est vulgaire, je t’interdis de la chanter, dit C... Tu ne crois pas que je vais coucher avec un type qui court les putains indonésiennes, non ? D’ailleurs je me marierai bientôt.

— Tu m’inviteras, j’espère ? quel est l’heureux élu, dis-moi, ô pudibonde et mariale enfant du pays le plus bas ?

C... me pince le bras jusqu’au sang. Ce matin-là, elle a fait irruption dans la chambre que nous partageons, Fred et moi, au bord d’un canal poisseux d’A’dam. Je suis à Amsterdam depuis trois jours, siffle-t-elle, où étais-tu passé ? Je réponds : à Leyde.

— C’est faux, mon frère ne t’y a pas vu, Madame non plus, j’ai pris le lunch hier dans cette gargote de dingues, après tout je m’en fiche.

— Tu es une drôle de fille, C..., je n’ai jamais rien compris à nos rapports. Tu veux savoir où j’étais ? Nulle part, ou plutôt si, je crois me souvenir que nous avons éclusé des décilitres d’apéros sur les Champs-Élysées, avant-hier, ou hier, je ne sais plus. On était parti comme ça, avec l’idée de faire un tour, Wim, Fred et moi. À Paris on s’est arrêté, on avait de plus en plus soif. Une mémorable gueule de bois. On est revenu par petites étapes, on a passé la nuit à Reims, on voulait voir la cathédrale, elle était fermée, d’ailleurs il faisait noir, l’ange ne rigolait pas, on s’est saoulé dans un bar et dans un autre, on retombait sans cesse sur la même place, avec des arbres bourrés d’oiseaux, c’est fini les bordels, on n’arrive même plus à peloter les serveuses, on a voulu retourner à Paris, fallait trouver de l’essence, on a fait le plein et on a de nouveau atterri aux Halles, tu connais ça, on ne voyait que toi au Pied de Cochon, nous on a un peu aidé les costauds, histoire d’en prendre de la graine, on s’est vaguement castagné pour les yeux myosotis d’une fleuriste, elle ne valait pas le coup, et après quelques grivèleries caractérisées (article 508 du code pénal) on a changé de cap, on s’est farci le retour en évitant la gale des solipèdes, sans souffler, juste un petit genièvre en Belgique, quelque part entre Bruxelles et Anvers, c’est alors que je me suis souvenu du Louvre où je voulais revoir le portrait d’une fille qui te ressemble, peint par un Italien, ou un Flamand, et de toute façon je ne sais pas si ce portrait est au Louvre. Pour ta gouverne, ce serait un Ghirlandajo, très éventuellement, mais ce portrait ne te ressemble pas du tout, il ressemble à Virginia, je l’ai vu à la Galerie des Offices il y a cent ans, quand j’étais gosse.

 

C... a claqué la porte. Je me recouche et me rendors. Fred n’a pas ouvert un œil. C’est le cousin germain de C..., il a envie de coucher avec elle. Un jour, m’a-t-il raconté, elle est entrée dans ma chambre pendant que je me branlais. Crois-tu qu’elle aurait achevé le travail ?

— C’est une fille bien élevée, je réponds. Elle ne veut pas se mouiller.

 

Quelques jours plus tard, Fred a disparu. On apprendra qu’il s’est engagé comme soutier sur un cargo libérien. Les autorités militaires le recherchent pour désertion. Je rencontre sa mère, elle pleure. Il est le fils aîné, c’est lui qu’elle préfère, elle sait bien que c’est un voyou, mais justement. S’il revient, son père le tuera, dit-elle. J’en doute. Le père, ce gros homme chauve aux bajoues flasques. Fred n’est pas réapparu. Ce sera comme s’il n’avait jamais existé. C... me dit : « J’aurais quand même dû... » Elle n’achève pas sa phrase. Je ne saurai pas ce qu’elle aurait dû.